penders


Comme un poisson dans l'eau


UN ECHANGE D'AIR 1999-2000

(vidéo 8, 32')

Il y aurait l'envie de raconter une histoire. Au-delà des mots.

Quelque chose de réel et d'inventé. Quelque chose qui montre le chemin des jours d'Avant.


Le travail de Laurence Skivée donne cette envie-là.

Dire. Sans les mots. Avec les mots. Les mains.

Etaler les couches de rien, l'une sur l'autre, accumulées.

Une performance, un dessin, un film.


A travers les gestes esquissés, emmener le corps au-delà de la transparence. Vers ces mondes invisibles où, les fées sont reines. Des étoiles et de la terre. Tourner sur soi-même. Page après page.


Jouer.


On disait qu’on était enfant et qu’on n’avait rien oublié.

Le vent dans les cheveux, les papiers collés, le sucre au bout des doigts.

Le plaisir de découper, de gribouiller, de bouger, de crier, de chanter ; la nécessité de mettre en place et puis celle de tout casser après, parfois, aussi.


L’art est un déguisement qui laisse voir.


Une performance crée un corps de substitution : par emballage de plastique translucide de son propre corps nu, Laurence suggère, frôle, danse la forme plus qu’elle ne la donne, achevée. L’érotisme habite le mouvement des corps vrais, qui s’enroulent, se contorsionnent, s’habillent d’une peau factice qu’ils détruiront plus tard avec la violence des enfants.


Au bord de la mer, l’enfant exprime cette violence-là, l’explosion partout sous-jacente, celle de la joie, celle de la peur. Le cri. Les pieds dans les vagues. Sait-il qu’on le filme ?


Trouver la vie là où elle est. Observer. Donner à voir. Avec, justement, la minutie de l’enfance dans le regard : un couple de mouches sur une vitre, un insecte sur le rebord d’un mur, une goutte d’eau au bout d’une feuille, des bulles sur les lèvres, la confusion entre le ciel et la terre…


Découvrir la femme derrière l’enfant. Et inversement.

Née de la petite fille qui n’osait pas découper dans le dictionnaire, une femme s’ingénie aujourd’hui à construire le présent par petites touches de rappel, en créant, comme sans y toucher, la mémoire d’un temps possible (passé/futur).


"Retrouver la spontanéité, c’est désapprendre et se rapprocher des choses que l’on oublie. Etre un rappel. Se donner ce droit-là."


A travers les mots, à l’envers des mots, transformer l’écrit en image. Comme on sculpte une idée, ouvrir un espace de possibilités, de liberté. A soi. A l’autre.

Ses travaux offrent ça, la permission de prendre la clé des champs, la poudre d’escampette, et d’à son tour, manipuler les choses, se salir les mains avec du chocolat, déchirer les pages des livres et les rassembler dans un grand cahier ligné, avec des "craboudjas" dorés tout autour.


Ses "Cahiers Ouverts" installent une chronologie où chaque détail importe, tout autant qu’il renvoie lui-même à l’oubli du détail. Ils se lisent autour et entre les lignes et, page après page, révèlent une narration particulière, construite un peu comme un rêve, mais très organisée, comme s’il fallait sérier les problèmes pour mieux éclaircir la voie...


Le ton est donné dès la première page du premier cahier : "Je m’en fous"... et un timbre astronaute, collé là, comme une invitation à la légèreté, à entrer dans le livre comme en état d’apesanteur, l’humour en bandoulière.

A voir ces collages de planètes, de martiens, l’espace des pages laissé très ouvert mais parsemé de notes et d’interpellations poétiques, un parallélisme s’opère, presque malgré lui, entre l’exploration d’une galaxie, celle d’un monde intérieur, celle de l’imaginaire d’un enfant. Ainsi la narration se construit-elle comme un rêve, par ouvertures et fragments.

De temps en temps, une date jalonne la page, chronologie d’un présent illusoire, mise en jeu du réel - dans tous les sens du terme - : "Je compte bien m’en sortir".

Et la mise en espace/image des mots éclaire le lecteur au moins autant que les définitions volées au dictionnaire...


Une fée, c’est un être humain qui montre à quel point la magie est bien réelle, si on sait la voir...


Parce que Laurence Skivée attire l’attention de celui qui sait voir, accepte de voir, sur comment on voit les choses ou pas.

La nécessité de la lenteur dans le regard : approfondir et revenir sur ce que l’on a vu/lu. On ne peut pas vivre en survolant : prendre de la hauteur, voler, oui, mais pour voir et non pour s’éloigner.


A partir du corps, c’est d’un véritable travail sur le mot et la signification du mot qu’il s’agit. Qu’est-ce que l’on exprime ? Qu’est-ce que l’on n’exprime pas ?

Le troisième cahier donne comme un code d’accès à ces questions-là tout comme à celle qui les dépose devant nous, comme ça, comme un cadeau, simplement par la mise en lien de mots et de leur définition : "Bouger-Evacuer-Savourer", "Emerger-Aérer-Lancer", "Respiration-Circulation"…

Le mouvement est définitivement lié à la légèreté intérieure… se libérer des tensions par le mouvement… Actes et fonctions essentielles, sans eux, nulle vie.

Ces cahiers, par la mise en relation des choses, des couches qui créent le sens ("Image-Illusion-Fantasme-Vent-Gaz-Fumée-Erreur") agissent en tant qu’incitation à sentir, à voir...


"Essentiel : le point le plus important. L’essentiel est d’être honnête" dit une définition…


A chaque lecture émerge le potentiel d’une interprétation différente, la possibilité aussi, surtout, de se re-connaître dans le travail de l’artiste.


Ailleurs, un cahier devient objet/sculpture : de petits objets électriques assemblés s’offre au regard comme des animaux bizarres, issus d’un monde étrange, auto-créé. Ainsi s’ajoutent aux deux dimensions du papier, à la fois la troisième (prise de volume du cahier) et la quatrième (le surnaturel).


La répartition des livres en différents sujets n’est qu’illusoire, comme une organisation qui faciliterait la perception. A force, tout s’établit non seulement comme une chronologie de l’année 2000/2001 mais surtout comme une exploration de la vie passée-présente-future…

Des composantes superposées. Une accumulation de repères qui parlent tous de la même chose : la vie.

Et le cinquième cahier ne s’achève pas par hasard sur un miroir. Un renvoi à l’image de soi comme à l’image du monde ou à l’image de lui-même

Multiplication de l’image par l’image…

Fragilité… vanité… éphémère...

Plus tard, encore, regarder par la fenêtre. Partir/Rester.

Le dixième et le onzième cahiers. Le mois de juin.

Un paysage comme ouverture, comme respiration.

Le voyage comme possibilité (de bouger, de rêver).

Le ciel découpé comme un poisson volant. Dessiner des liens comme des raccords de traits, des cheminements oniriques dans un labyrinthe. La vie. Le rêve.

Toujours, partout, cette idée d’une légèreté (atteinte/à atteindre)...


Rien n’est jamais achevé, tout reste toujours en suspens, comme un jeu d’enfant...



Anne-Françoise Penders

Bruxelles, été 2001 et après...