orsoni

Laurence Skivée photographe


À supposer que la photographie puisse ou doive servir à quelque chose, ce devrait être à fixer l’ordinaire, le mouvement de l’ordinaire, à arrêter simplement pour un instant le flux de l’ordinaire. Non pas tant en garder le souvenir visuel qu’en prélever quelque image fugace, positive, triste, ambigüe, sincère ou spontanée. Quitte, à l’occasion, à photographier des photographies.


L’art est inutile — c’est même à cela qu’on le reconnaît —, c’est ce qu’on en dit ; mais rien sans doute n’est aussi faux.

Les photographies de Laurence Skivée me sont utiles. Je les regarde et j’en fais un usage. Je ne vais pas à la découverte du monde ou d’un univers. Je découvre une série d’images qu’un même regard organise dans sa spontanéité, son instantanéité. On sait qu’il y a une pensée derrière, on la comprend d’autant mieux que ce qui en apparaît apparaît simple et évident, naïf, c’est-à-dire : qui se tient au plus près de la vérité.


Ce sont des images prises avec un iPhone ou un Polaroid qui retiennent surtout mon attention. Je confronte ma façon de voir à la sienne. Je me dis : « Tiens, je n’aurais pas retenu une telle image. » J’ajoute, m’interrogeant : « Pourquoi ? ». Pourquoi s’arrête-t-on sur telle partie du ciel bleu ? Pourquoi retient-on tel livre ? Est-ce parce qu’on l’aime qu’on veut le montrer ? Est-ce parce que c’est simplement ce qu’on est en train de faire : le regarder, le lire ? La photographie ne sert pas à se souvenir. La photographie, c’est ce qu’on décide de montrer de ce que l’on voit. La photographie, c’est l’exposition de ce que nous avons pu voir. L’important, le plus important, n’est pas que ça a été là ; ç’aurait pu être ailleurs. Le plus important, c’est ce qu’on fait de ce qui a été là. Que les choses, les êtres, les paysages, les objets aient été là n’est pas indifférent au regard de la photographie, mais presque. Ce qui importe le plus, c’est le regard parce qu’il est exposition, parce qu’il entend montrer ce qu’il voit. Je vois à travers ce regard plus que je ne vois ce que ce regard voit. C’est trivial. Mais cette relation à la trivialité fait l’intérêt et l’utilité de la photographie. Apprendre à voir, peut-être. Apprendre à montrer, surtout. Apprendre l’attention. Ne pas avoir aux choses, aux êtres, aux paysages, aux objets, un rapport distant, distrait. Ne pas les prendre à la légère. Non. Les prendre en photographie.




C’est ce ciel bleu-ci. Et pas un autre. Ce bleu-ci de ce ciel bleu-ci. À la lisière duquel une rangée de nuages se dessine. Un arbre. Un cable à haute-tension qui organise le paysage par son oblique.

ciel, 2010

C’est ce livre que je n’ai pas lu et que j’ai forcément envie de lire, ou de toucher tout simplement pour être là dans l’image avec l'image.

Herbert Huncke « Coupable de tout », 2010

Des doigts qui essaient de se saisir d’un espace de lumière — comme si la photographie n’était pas seulement l’écriture de la lumière, mais la tentative de s’en saisir, de l’attraper, comme s’il y avait quelque chose du kaïros dans la photographie en ce qu’on cherche à y saisir ce moment opportun : un moment lumineux, un moment de lumière.

main et lumière, 2010

Ou enfin, parce qu’il faut bien choisir et se décider, cet autoportrait à l’iPhone, et dans lequel le visage apparaît à peine, dans lequel on voit surtout les doigts de la photographe, et des points lumineux, et des tâches rémanentes de ce voir si spécial qu’est le voir photographique. Point rouge. Point bleuté presque blanc presque noir. Cercles de couleurs qui se surimposent au visage sans le cacher : ils font qu’on le cherche du regard, qu’on le suit à la trace, qu’on a envie de le voir mieux que tout, qu’on s’en inquiète, qu’on enquête pour savoir qui il est, approfondissant ainsi le corps de la photographie, et de la photographe.

autoportrait, 2011



Finalement, tout tient à ceci : une image sur twitter comme le fragment photographique d’une autobiographie de Laurence Skivée.


 

Jérôme Orsoni

PAPIER ESTHÉTIQUE

jeudi 3 mars 2011